Dépendances technologiques : des milliards d’euros d’impact économique, et l’espoir de se les réapproprier

 

Dans une étude commanditée par le Cigref, le cabinet Astérès estime que les achats annuels de services de cloud et de logiciels des entreprises de l’Union européenne, qui bénéficient à l’économie américaine plutôt qu’à l’Europe, s’élèvent à 264 milliards d’euros. Et pointe le potentiel d’une réattribution, même limitée, de la commande.

 

Quels sont les coûts économiques associés à la situation de dépendance technologique européenne vis-à-vis des États-Unis ? Lors des Rencontres Numériques de Strasbourg, organisées par le Cigref et Numeum les 24 et 25 avril, cette question a porté une grande partie des échanges entre les directeurs des systèmes d’information et les dirigeants d’acteurs du numérique réunis. Le Cigref a admis avoir cherché pendant longtemps des chiffres sur ce sujet, sans en trouver aucun. De guerre lasse, l’association a donc pris le taureau par les cornes en décidant de commander une étude dédiée au cabinet Astérès, afin d’éclairer la problématique.

 

80% de valeur créée sur le territoire américain

 

« Notre appareil statistique, créé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est très pauvre sur ces questions, et certainement pas au niveau où il devrait être. L’évaluation des flux au niveau des logiciels et des services cloud est difficile. L’appareil statistique s’intéresse en effet surtout à la production industrielle », a témoigné à Strasbourg Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet Astérès. De plus, « les statistiques sont brouillées aussi par la place de l’Irlande, ce qui rend difficile l’interprétation des flux commerciaux. On n’est pas assez précis sur la réalité de l’import/export, ni sur les autres indicateurs en termes d’investissements directs étrangers (IDE) », ajoute l’économiste.

À partir d’entretiens menés dans des grandes entreprises pour mesurer la nature et les montants de leurs achats de services cloud et de logiciels, le cabinet a donc extrapolé, à partir d’un modèle d’impact de son cru, les grandes tendances de ces flux. Celles-ci se sont rapidement imposées. Dans ces dépenses de services de cloud et de logiciels, qui représentent environ 2,2 % du chiffre d’affaires des entreprises, la part adressée à des entreprises américaines s’élève à 83 % et, par extension, la part de la valeur créée sur le territoire américain, plutôt que sur le continent européen, à 80 %. Le Cigref avait déjà attiré l’attention précédemment sur cette « fuite de valeur ajoutée » très conséquente vers les États-Unis : ces premières estimations chiffrées le confirment.

 

Fort potentiel pour l’emploi européen

 

L’étude décortique les conséquences de ces flux quasiment « à sens unique ». Elle met ainsi en avant que « les achats par les entreprises européennes de services de cloud et de logiciels aux États-Unis génèrent, pour l’économie américaine, une empreinte totale estimée à 1,9 million d’emplois. Si l’Union européenne parvenait, en 2035, à produire 15 % des services de cloud et de logiciels qu’elle achète actuellement aux États-Unis, il en résulterait 463 000 emplois supplémentaires dans l’Union européenne. La hausse rapide des prix des services de cloud et de logiciels pourrait conduire, dans 10 ans, à une amélioration du solde de la balance courante des États-Unis de 421 milliards d’euros ».

Pour Nicolas Bouzou, il faut d’ailleurs bien distinguer cet impact économique dit « de production » du numérique de celui habituellement commenté sur les gains de productivité amenés par la digitalisation. « Le débat public ne distingue pas les questions d’utilisation et les questions de production liées au numérique d’un point de vue économique. D’ailleurs, dans la recherche mondiale, la grande question est de savoir mesurer l’impact des grandes vagues d’innovation technologiques, à travers des gains de productivité qu’amène leur adoption. C’est très différent de vouloir mesurer l’impact économique d’une production numérique localisée sur un territoire », note l’économiste.

 

« Flécher 5% de la commande vers des acteurs européens »

 

Il reconnaît par ailleurs que le débat ne peut pas être strictement économique. « Le découplage géopolitique et économique entre les USA et l’UE devient palpable aujourd’hui. La reprise d’une certaine autonomie devient alors un impératif diplomatique et sans doute économique. Il y a un défi pour l’Union européenne de reprendre la main », a ainsi exposé Nicolas Bouzou aux participants des Rencontres Numériques de Strasbourg. Un message qui ne manque pas d’être repris par des acteurs clés de l’écosystème. Ainsi, Michel Paulin, président du Comité stratégique de filière « Numérique de Confiance », officiellement lancé le 22 avril dernier, a immédiatement fait le lien entre l’étude et les sujets clés du CSF : « Flécher 5 % de la commande vers des acteurs européens, c’est générer 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour les acteurs européens, 12 milliards d’euros de création de valeur ajoutée, 178 000 emplois en Europe et 5 milliards dans les caisses des États. La France, c’est près de 20 % de l’activité européenne du secteur. Le fléchage de 5 % aurait donc un impact majeur sur la filière : 5 milliards d’euros de revenus, soit 20 % de croissance ! 35 000 emplois créés et un milliard d’euros, qui aujourd’hui s’évadent dans des paradis fiscaux, dans les caisses de l’État », a-t-il martelé.

 

Photo : Rencontre Numérique de Strasbourg 2025 – Intervention de Nicolas Bouzou – Etude Asteres – MRobin-5

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